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à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d’un sublime aria de Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d’aller chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l’occasion de les voir, phrase de départ qui correspondait à ce qu’est, à la fin d’un concert, ces mots hurlés : « Le cocher Auguste de la rue de Belloy ». Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il était assurément ravi d’avoir entendu ce chef-d’œuvre : « Et M. Giolitti, est-ce que personne n’a prononcé son nom ? » Car M. de Norpois, chez qui l’âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les « airs de bravoure », comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le reste, acquièrent jusqu’au dernier jour, pour la musique de chambre, une virtuosité parfaite qu’ils ne possédaient pas jusque-là.

Toujours est-il que le prince Foggi, qui comptait passer quinze jours à Venise, rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons l’avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta plus longtemps qu’on n’aurait cru. À sa chute, le Roi consulta divers hommes d’État sur le chef qu’il convenait de donner au nouveau cabinet. Puis il fit appeler M. Giolitti, qui accepta. Trois mois après, un journal raconta l’entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La conversation était rapportée comme nous l’avons fait, avec la différence qu’au lieu de dire « M. de Norpois demanda finement », on lisait : « dit avec ce fin et charmant sourire qu’on lui connaît ». M. de Norpois jugea que « finement » avait déjà une force explosive suffisante pour un diplomate et que