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— Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.

Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.

— Mais si, à la seconde table.

— C’est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je compte, la seconde table, c’est une table où il y a seulement, à côté d’un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.

— C’est elle !

Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu’il était indifférent au sort du cabinet, et qu’il resterait encore une bonne semaine à Venise. Il espérait que d’ici là toute crise ministérielle serait évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de politique n’intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui jusque-là s’était exprimé avec tant de véhémence, s’était mis soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir s’épanouir, si la voix revenait, qu’en un chant innocent et mélodieux de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce silence était dû à la réserve d’un Français qui, devant un Italien, ne veut pas parler des affaires de l’Italie. Or l’erreur du prince était complète. Le silence, l’air d’indifférence étaient restés chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude coutumier d’une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis n’ambitionnait rien moins, comme nous l’avons vu, que Constantinople, avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait, en effet, que de sa part un acte d’une portée internationale pouvait être le digne couronnement de