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debout auprès d’eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller Mme  de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, et surtout dans la crainte qu’elle ne se livrât à un des écarts de langage qu’il avait goûtés, mais qu’il redoutait. Dès qu’elle disait au prince quelque chose d’inexact il rectifiait le propos et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l’intensité continue d’un magnétiseur.

Un garçon vint me dire que ma mère m’attendait, je la rejoignis et m’excusai auprès de Mme  Sazerat en disant que cela m’avait amusé de voir Mme  de Villeparisis. À ce nom, Mme  Sazerat pâlit et sembla près de s’évanouir. Cherchant à se dominer :

— Mme  de Villeparisis, Mlle  de Bouillon ? me dit-elle.

— Oui.

— Est-ce que je ne pourrais pas l’apercevoir une seconde ? C’est le rêve de ma vie.

— Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser ?

— Mais Mme  de Villeparisis, c’était en premières noces la duchesse d’Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu fou mon père, l’a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été cause que j’ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, ma consolation c’est qu’il ait aimé la plus belle femme de son époque, et comme je ne l’ai jamais vue, malgré tout ce sera une douceur…

Je menai Mme  Sazerat, tremblante d’émotion, jusqu’au restaurant et je lui montrai Mme  de Villeparisis.

Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu’où il faut, Mme  Sazerat n’arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme  de Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle :