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n’aimant pas Mme de Guermantes, si bien qu’il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu’on éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on l’éprouve aussi si, ce bien, celui-là le détient même en l’aimant pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c’est ce que j’ai toujours fait. Mais pour ceux qui n’en ont pas la force, on ne peut pas dire que chez eux l’amitié qu’ils affectent pour le détenteur soit une pure ruse ; ils l’éprouvent sincèrement et à cause de cela la manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait que le mari ou l’amant trompé peut dire avec une indignation stupéfiée : « Si vous aviez entendu les protestations d’affection que me prodiguait ce misérable ! Qu’on vienne voler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu’on éprouve le besoin diabolique de l’assurer d’abord de son amitié, c’est un degré d’ignominie et de perversité qu’on ne peut imaginer. » Or il n’y a pas là une telle perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L’affection de ce genre que m’avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d’Albertine avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu’un simple dérivé de l’amour pour Albertine. Ce n’est que depuis peu qu’il se savait, qu’il s’avouait, qu’il voulait être proclamé un intellectuel. Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses existaient pour lui. Le fait que j’eusse été estimé d’Elstir, de Bergotte, qu’Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j’aurais pu écrire moi-même, faisait que tout d’un coup j’étais devenu pour lui (pour l’homme nouveau qu’il s’apercevait enfin être) quelqu’un d’intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte qu’il était sincère