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qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les caractères, les particularités d’un caractère qui sont aussi une cause d’action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie. J’avais bien remarqué le désir et la dissimulation d’Albertine pour aller chez Mme  Verdurin et je ne m’étais pas trompé. Mais alors même qu’on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l’apparence ; car l’envers de la tapisserie, l’envers réel de l’action, de l’intrigue — aussi bien que celui de l’intelligence, du cœur — se dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous nous disons : c’est ceci, c’est cela ; c’est à cause d’elle, ou de telle autre. La révélation que Mlle  Vinteuil devait venir m’avait paru l’explication d’autant plus logique qu’Albertine, allant au-devant, m’en avait parlé. Et plus tard n’avait-elle pas refusé de me jurer que la présence de Mlle  Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir ? Et ici, à propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j’avais oublié : peu de temps auparavant, pendant qu’Albertine habitait chez moi, je l’avais rencontré et il avait été, contrairement à son attitude à Balbec, excessivement aimable, même affectueux avec moi, m’avait supplié de le laisser venir me voir, ce que j’avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant je comprenais que, tout bonnement, sachant qu’Albertine habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutes facilités de la voir et de me l’enlever, et je conclus que c’était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai à penser que s’il avait tant voulu venir chez moi, c’était à cause d’Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai que jadis si j’étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c’était en réalité parce que j’aimais Mme  de Guermantes. Il est vrai que le cas n’était pas le même, Saint-Loup