Page:Proust - Albertine disparue.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

système des causes nombreuses d’une seule action, dont Albertine était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait croire à chacune que c’était pour elle qu’elle était venue, n’était qu’une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que prend une action selon le point de vue où on se place. L’étonnement et l’espèce de honte que je ressentais de ne pas m’être une seule fois dit qu’Albertine était chez moi dans une position fausse qui pouvait ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n’était pas la première fois, ce ne fut pas la dernière fois, que je l’éprouvai. Que de fois il m’est arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres et les crises qu’ils amènent, d’entendre tout d’un coup un troisième m’en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus grands encore avec l’un des deux, point de vue qui a peut-être été la cause de la crise. Et si les actes restent ainsi incertains, comment les personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas ? À entendre les gens qui prétendaient qu’Albertine était une roublarde qui avait cherché à se faire épouser par tel ou tel, il n’est pas difficile de supposer comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant, à mon avis elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait pure, mais dans ce cas coupable pour d’autres raisons, à cause de vices dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci : d’une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d’autre part, chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute vie : l’amour. D’autre part, ce n’est pas l’effet du hasard si les êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et inférieures, et tiennent cependant à elles au point que la preuve qu’ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à conserver près