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vrais, après avoir connu tant d’apparences diverses d’Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m’avait successivement offert tant d’aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices, jusqu’à écraser, à effacer le monument capital qu’on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu’on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d’œil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n’étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu’il faut franchir l’une après l’autre, au prix de combien de souffrances, avant d’arriver au cœur. D’ailleurs, si je n’eus pas besoin de croire absolument à l’innocence d’Albertine, parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que, réciproquement, si je ne souffris pas trop de cette révélation, c’est que, depuis quelque temps, à la croyance que je m’étais forgée de l’innocence d’Albertine s’était substituée peu à peu, et sans que je m’en rendisse compte, la croyance, toujours présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à l’innocence d’Albertine, c’est que je n’avais déjà plus le besoin, le désir passionné d’y croire. C’est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d’habitude, c’est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent — contrairement à celui qui m’avait persuadé qu’Albertine était innocente — qu’avec nous-même. À tant de preuves qui corroboraient ma version première j’avais stupidement préféré de simples affirmations d’Albertine. Pourquoi l’avoir crue ? Le mensonge est essentiel à l’humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d’ailleurs, est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir ou son honneur si la divulgation