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du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs œuvres et payent pour avoir une réputation d’auteur comme d’autres pour s’assurer un siège de député. Mais tout cela était faux, et ce jeune homme était bien l’auteur de ces œuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d’hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été, en effet, pendant de longues années la « brute épaisse » qu’il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant ; ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le « tram » avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l’ayant laissé la clef sous la porte dans l’effervescence de passions juvéniles ; ou bien, même homme de génie déjà conscient, et dernier en classe parce que, pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec, où ses préoccupations me parurent s’attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n’est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s’allier au génie, et chercher à briller de la manière qu’il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n’était nullement de prouver une connaissance approfondie des affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre. D’ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu l’auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu’un qui n’aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de la vanité, et même un certain