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pas donner l’oubli d’Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d’une conversation qu’Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j’ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu’elle m’avait dit la première fois. Je me rappelle que c’était dans ma chambre parce qu’à ce moment-là j’avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu’avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment uniquement associé à la personne d’Albertine pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.

Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C’est que j’étais expulsé du reste de l’appartement parce que c’était le jour de maman. Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat, pensant que, comme Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait, sans manquer aucun plaisir, rentrer tôt. Elle était, en effet, revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n’ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu’elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l’aimait bien, la plaignait de son infortune — suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X… — infortune qui la forçait à vivre presque toute l’année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d’agrément » tous les dix ans.

Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez qui on se