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mois de l’existence d’Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu’une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaient paraître anciens, puisque j’avais eu ce qu’on appelle « le temps » de les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire — comme une brume épaisse sur l’océan, qui supprime les points de repère des choses — détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s’étendaient devant moi, il n’y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu’il n’y en avait eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand’mère, ma vie m’apparut — offrant une succession de périodes dans lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait — comme quelque chose de si dépourvu du support d’un moi individuel identique et permanent, quelque chose de si inutile dans l’avenir et de si long dans le passé, que la mort pourrait aussi bien terminer le cours ici ou là sans nullement le conclure, que ces cours d’histoire de France qu’en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du second Empire.

Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais vinrent-elles moins d’avoir aimé inutilement ce que déjà j’oubliais que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j’avais aimée n’était