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jour par jour par les désagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.

La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu’elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d’une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c’est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais que l’amour n’est pas éternel, et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pour les souvenirs, est tout de même retardé par l’attention qui arrête et fixe un moment qui doit changer. Et puisqu’il en est du chagrin comme du désir des femmes, qu’on grandit en y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté, l’oubli.

Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction — le désir de Mlle  d’Éporcheville — qui m’eût rendu tout d’un coup l’oubli apparent et sensible), s’il reste que c’est le temps qui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l’espace. La persistance en moi d’une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer de vivre, me donnait l’illusion que j’étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s’étaient succédé dans ma vie (et aussi de ceux qui s’étaient succédé dans mon cœur, car, lorsqu’on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu’on a plus longtemps vécu), au cours de ces derniers