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banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché, avec d’excellents dehors. Elle portera le deuil de l’excellent homme, s’en sentira débarrassée, profitera non seulement de l’argent liquide, mais des propriétés, des automobiles qu’il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l’ancien propriétaire qui lui cause un peu de honte, et à la jouissance du don n’associera jamais le regret du donateur. Les illusions de l’amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles de l’autre ; bien des filles ne considèrent leur père que comme le vieillard qui leur laisse sa fortune. La présence de Gilberte dans un salon, au lieu d’être une occasion qu’on parlât encore quelquefois de son père, était un obstacle à ce qu’on saisît celles, de plus en plus rares, qu’on aurait pu avoir encore de le faire. Même à propos des mots qu’il avait dits, des objets qu’il avait donnés, on prit l’habitude de ne plus le nommer, et celle qui aurait dû rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer l’œuvre de la mort et de l’oubli.

Et ce n’est pas seulement à l’égard de Swann que Gilberte consommait peu à peu l’œuvre de l’oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de l’oubli à l’égard d’Albertine.

Sous l’action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l’avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s’étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine. Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément