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que c’était sans doute dans cette même baignoire où je l’avais vue la première fois et qui m’avait semblé alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je répondis d’une voix triste : « Non, je ne vais pas au théâtre, j’ai perdu une amie que j’aimais beaucoup. » J’avais presque les larmes aux yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me faisait un certain plaisir d’en parler. C’est à partir de ce moment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d’avoir un grand chagrin, et à cesser de le ressentir.

Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit : « Vous n’avez pas compris mes signes, c’était pour que vous ne parliez pas de Swann. » Et comme je m’excusais : « Mais je vous comprends très bien. Moi-même, j’ai failli le nommer, je n’ai eu que le temps de me rattraper, c’est épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous savez que c’est très gênant », dit-elle à son mari pour diminuer un peu ma faute en ayant l’air de croire que j’avais obéi à une propension commune à tous et à laquelle il était difficile de résister. « Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit le duc. Vous n’avez qu’à dire qu’on remette ces dessins en haut, puisqu’ils vous font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez pas de lui. »

Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m’étonnèrent beaucoup, l’une de Mme Goupil que je n’avais pas revue depuis tant d’années et à qui, même à Combray, je n’avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le Figaro. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée,