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duchesse, faisant effort pour parler d’une chose qui ne l’intéressait pas. « Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. — Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. — Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu’il était français. Il s’appelait à ce moment le prince des Laumes. — Est-ce qu’il y a encore un prince des Laumes ? » demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n’avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. « Mais non, répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. — Un si joli titre ! Un des plus beaux titres français ! » dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l’heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. « Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa sœur le relevât, mais ce n’est pas la même chose, au fond ça pourrait être parce que ce n’est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l’aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé ; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous, mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans, disait à l’un, à l’autre : « D’où es-tu, toi ? » et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n’est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu’il ne trouve pas assez duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin : « Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n’est pas toujours très inventif… — Merci, Oriane, dit le duc sans s’interrompre de la