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un seul qu’on ne saurait pas dire s’il n’y avait pas quelque chose d’affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute — car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts — la duchesse était de celles qui ont besoin de la présence — de cette présence qu’en vraie Guermantes elle excellait à prolonger — pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l’irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu’elle ne les imaginait plus — très vaguement d’ailleurs — qu’avec leurs qualités et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l’agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d’assez noble — mêlé à beaucoup de bassesse — à sa conduite. Tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu’auraient désiré ceux qu’elle avait mal traités, vivants.

Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l’aimaient et avaient un peu d’amour-propre pour elle n’eussent pu se réjouir du changement de dispositions de la duchesse à son égard qu’en pensant que Gilberte, en repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq ans d’outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement, les réflexes moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d’une personne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte, assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l’insolente