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exceptés les célèbres Lundis, que leur valeur réside dans l’impression qu’elle produit sur les lecteurs. C’est une Vénus collective, dont on n’a qu’un membre mutilé si l’on s’en tient à la pensée de l’auteur, car elle ne se réalise complète que dans l’esprit de ses lecteurs. En eux elle s’achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n’est pas artiste, ce cachet dernier qu’elle lui donne garde toujours quelque chose d’un peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme  de Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du Constitutionnel, appréciant telle jolie pensée dans laquelle il s’était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de lui s’il n’avait jugé à propos d’en bourrer son feuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu’il lui ferait un peu plus tard. Et en l’emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu’on en avait pensé dans la société, si un mot de Mme  d’Herbouville ne le lui avait déjà appris.

Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre, la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l’aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres.

Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour de chaque phrase les images qu’il y enferme ; au moment même où j’essaie d’être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en auteur seulement. Pour que l’être impossible que j’essaie d’être réunisse tous les contraires qui peuvent m’être le plus favorables, si je lis en auteur je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour