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trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez eux. Enfin, quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, je commence. J’ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article le trouveront détestable, au moment où je lis ce que je vois dans chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images que je vois, croyant que la pensée de l’auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c’est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c’est la parole même qu’on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone ; au moment même où je veux être un lecteur, mon esprit refait en auteur le travail de ceux qui liront mon article. Si M. de Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche il pourrait s’amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l’ensemble de l’article se trouvait élevé aux nues par une foule et s’imposait ainsi à ma propre défiance de moi-même qui n’avais plus besoin de le détruire. C’est qu’en réalité, il en est de la valeur d’un article, si remarquable qu’il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de la Chambre où les mots « Nous verrons bien », prononcés par le ministre, ne prennent toute leur importance qu’encadrés ainsi : Le Président du Conseil, Ministre de l’Intérieur et des Cultes : « Nous verrons bien. » (Vives exclamations à l’extrême-gauche. Très bien ! sur quelques bancs à gauche et au centre) — la plus grande partie de leur beauté réside dans l’esprit des lecteurs. Et c’est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas