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tuelles, à des domestiques, pour bien montrer qu’ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l’eau en temps d’épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d’en sortir au moment où on avait justement l’intention d’y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi, pour qu’il ne pût pas m’échapper. Mais je sentis que ce n’était que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d’un écrivain que j’aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise. J’allai à la fenêtre, j’écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel était tout rose comme, à cette heure, dans les cuisines, les fourneaux qu’on allume, et cette vue me remplit d’espérance et du désir de passer la nuit et de m’éveiller à la petite station campagnarde où j’avais vu la laitière aux joues roses.

Pendant ce temps-là j’entendais Françoise qui, indignée qu’on l’eût chassée de ma chambre où elle considérait qu’elle avait ses grandes entrées, grommelait : « Si c’est pas malheureux, un enfant qu’on a vu naître. Je ne l’ai pas vu quand sa mère le faisait, bien sûr. Mais quand je l’ai connu, pour bien dire, il n’y avait pas cinq ans qu’il était naquis ! »

J’ouvris le Figaro. Quel ennui ! Justement le premier article avait le même titre que celui que j’avais envoyé et qui n’avait pas paru, mais pas seulement le même titre, … voici quelques mots absolument pareils. Cela, c’était trop fort. J’enverrais une protestation. Mais ce n’étaient pas que quelques mots, c’était tout, c’était ma signature. C’était mon article qui avait enfin paru ! Mais ma pensée qui, déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n’avait pas compris que c’était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés de terminer jusqu’au bout un mouvement commencé, même s’il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait se