Page:Proust - Albertine disparue.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concernait Mlle  d’Éporcheville, résulte d’une sorte d’intuition et aussi de ce souffle de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous disons : « C’était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de la mer, j’avais deviné juste celle qui s’appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je songeais surtout — pensant à Mlle  d’Éporcheville et comme dans ces minutes d’attente où un nom, un renseignement qu’on a, on ne sait pourquoi, adapté à un visage se trouve un instant libre et flotte, prêt, s’il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent, insaisissable — que la concierge allait peut-être m’apprendre que Mlle  d’Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas s’évanouissait l’être à l’existence duquel je croyais, que j’aimais déjà, que je ne songeais plus qu’à posséder, cette blonde et sournoise Mlle  d’Éporcheville que la fatale réponse allait alors dissocier en deux éléments distincts, que j’avais arbitrairement unis à la façon d’un romancier qui fond ensemble divers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui, pris chacun à part — le nom ne corroborant pas l’intention du regard — perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle  d’Éporcheville était bien la blonde.

Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l’une s’appelât Mlle  d’Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première vérification typique de ma supposition) celle qui m’avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.