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aussi (et qui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs femmes l’ont été presque toujours de la même manière à cause de leur caractère et de réactions toujours identiques qu’on peut calculer ; chacun a sa manière propre d’être trahi, comme il a sa manière de s’enrhumer), à cette série pas trop mystérieuse pour nous correspondait sans doute une série de faits que nous avons ignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations écrites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou telle femme, attendre tel signe que nous avons peut-être donné nous-même sans le savoir en disant : « M. X. est venu hier pour me voir », si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jour où elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Que d’hypothèses possibles ! Possibles seulement. Je construisais si bien la vérité, mais dans le possible seulement, qu’ayant un jour ouvert, et par erreur, une lettre adressée à ma maîtresse, cette lettre écrite en style convenu et qui disait : « Attends toujours signe pour aller chez le marquis de Saint-Loup, prévenez demain par coup de téléphone », je reconstituai une sorte de fuite projetée ; le nom du marquis de Saint-Loup n’était là que pour signifier autre chose, car ma maîtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais m’avait entendu parler de lui, et, d’ailleurs, la signature était une espèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettre n’était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne de la maison qui portait un nom différent et qu’on avait mal lu. La lettre n’était pas en signes convenus mais en mauvais français parce qu’elle était d’une Américaine, effectivement amie de Saint-Loup comme celui-ci me l’apprit. Et la façon étrange dont cette Américaine formait certaines lettres avait donné l’aspect d’un surnom à un nom parfaitement réel mais étranger. Je m’étais donc ce jour-là trompé du tout au tout