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je ne croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se trouvaient m’arriver si rarement que j’en venais à rechercher moi-même les occasions d’un chagrin, d’une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher au passé, de mieux me souvenir d’elle. Comme le regret d’une femme n’est qu’un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui du vivant d’Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la douleur. Mais le plus souvent ces occasions — car une maladie, une guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus prévoyante avait supputé — naissaient à mon insu et me causaient des chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la souffrance qu’à leur demander un souvenir.

D’ailleurs un mot n’avait même pas besoin, comme Chaumont, de se rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire — comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur — pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) pour qu’il réveillât ce soupçon, pour être le mot de passe, le magique sésame entr’ouvrant la porte d’un passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus ; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté ; certaines phrases, par exemple, où il y avait le nom d’une rue, d’une route où Albertine avait pu se trouver suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d’un corps, d’une demeure, de quelque