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des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d’un souvenir et la dernière période d’un amour n’était pas plutôt le début d’une maladie de cœur.

Il y a, dans certaines affections, des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu’il n’avait cru. Telle avait été la souffrance causée — la complication amenée — par les lettres d’Aimé relativement à l’établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un médecin de l’âme qui m’eût visité eût trouvé que, pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j’étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d’Albertine et la connaissance que j’avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l’inverse de ce qu’elle était autrefois. L’idée qu’Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps, venait battre si furieusement en moi l’idée qu’elle était vivante, que j’étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l’arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu’y occupait récemment encore l’idée de sa vie. Sans que je m’en rendisse compte, c’était maintenant cette idée de la mort d’Albertine — non plus le souvenir présent de sa vie — qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l’étonnement, ce n’était pas, comme les premiers jours, qu’Albertine si vivante en moi pût n’exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu’Albertine, qui n’existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi.