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avait-elle inventé alors ce roman inimaginable ? Peut-être, du reste, était-ce un peu ma faute si elle n’avait jamais, malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire : « J’ai ces goûts. » C’était peut-être un peu ma faute parce que à Balbec, le jour où après la visite de Mme de Cambremer j’avais eu ma première explication avec Albertine et où j’étais si loin de croire qu’elle pût avoir en tous cas autre chose qu’une amitié trop passionnée avec Andrée, j’avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais condamnées d’une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j’avais naïvement proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n’est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n’y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n’y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n’avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n’avons pas bien entendu une phrase, nous n’avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, mais inutilement : le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi ? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n’avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l’avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n’était plus nulle part, j’aurais pu parcourir la terre d’un pôle à l’autre sans ren-