Page:Proust - Albertine disparue.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j’avais lu il y avait une femme qu’aucune objurgation de l’homme qui l’aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j’avais trouvé cette situation absurde ; j’aurais, moi, me disais-je, forcé la femme à parler d’abord, ensuite nous nous serions entendus ; à quoi bon ces malheurs inutiles ? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas.

Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir, sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles, crues sans doute mensongères par nous mais auxquelles l’événement avait donné après coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l’un et l’autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu’ils contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité, auprès de ce qu’ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs en deçà de la réalité profonde que nous n’apercevions pas, vérité au delà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J’avais cru mentir quand je lui avais dit, à Balbec : « Plus je vous verrai, plus je vous aimerai » (et pourtant c’était cette intimité de tous les instants qui, par le moyen de la jalousie, m’avait tant attaché à elle), « je sens que je pourrais être utile à votre esprit » ; à Paris : « Tâchez d’être prudente. Pensez, s’il vous arrivait un accident je ne m’en consolerais pas », et elle : « Mais il peut m’arriver un accident » ; à Paris, le soir où j’avais fait semblant de vouloir la quitter : « Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je