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venir très tôt, qu’on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon où de cet être on finit par ne plus savoir qu’une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée : c’est qu’on aurait besoin pour ne plus souffrir qu’il vous fît dire : « Me recevriez-vous ? » Ma séparation d’avec Albertine, le jour où Françoise m’avait dit : « Mademoiselle Albertine est partie », était comme une allégorie de tant d’autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu’arrive le jour de la séparation. Dans ce cas, où c’est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l’imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l’état d’ébauche depuis des mois, que par instants l’intelligence, qui n’a pu rattraper le cœur, s’étonne, s’écrie : « Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement ? Tout cela n’est pas la vie réelle. » Et, en effet, à ce moment-là, si on n’était pas relancé par l’infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l’amour. En tous cas, si cette vie avec Albertine n’était pas, dans son essence, nécessaire, elle m’était devenue indispensable. J’avais tremblé quand j’avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu’avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d’être à trop de gens, que j’aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m’épouser. Et pourtant je n’avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n’a pas de prises sur la vie d’un autre être. Pourquoi ne m’avait-elle pas dit : « J’ai ces goûts » ? J’aurais cédé,