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tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n’avaient fait que reculer l’échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d’Albertine, sur laquelle aucune pression n’avait agi. Sans doute j’avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n’avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu’on désire moins, parce qu’on regrette moins ce qu’on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel ? On désire plus la personne qui va se donner ; l’espérance anticipe la possession ; mais le regret aussi est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l’île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j’aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l’avais revue à temps. Aussitôt que j’avais su qu’elle ne viendrait pas, envisageant l’hypothèse invraisemblable — et qui s’était réalisée — que peut-être quelqu’un était jaloux d’elle et l’éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j’avais tant souffert que j’aurais tout donné pour la voir, et c’est une des plus grandes angoisses que j’eusse connues, que l’arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d’un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s’est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu’il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j’aimasse était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l’histoire de mon amour pour elle, c’est-à-dire pour elle et ses amies. Car ce n’était même pas un amour comme celui pour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause d’elle et parce