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véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M. de Janville eurent beau se précipiter sur le duc pour l’empêcher d’entrer : « Mais vous ignorez donc que le pauvre Mama est à l’article de la mort ? On vient de l’administrer. — Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu’on sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas que la princesse avait d’avance infirmé cette parole en me racontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinq minutes il accabla sa femme : « J’ai raconté à Oriane les doutes que vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils n’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous n’étiez pas invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que je n’aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je dois dire qu’elle fit souvent, dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans ce sens que j’avais été trop réservé. Je commençais à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce, mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle