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humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait