Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/66

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les femmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ont entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.

Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle aurait tant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de province qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allais bientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maître de la maison.

La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer à un feu continu.