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marchande de fleurs. « Prenez ces œillets, tenez, cette belle rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur. » M. de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous, en échange de quoi la femme offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs. « Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tranquilles, dit M. de Charlus en s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et comme un homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur de demander appui, ce que nous avons à dire est déjà assez compliqué. » Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant pas encore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir une nombreuse audience, peut-être ces phrases incidentes permettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder trop directement la demande de rendez-vous. Le musicien, se tournant d’un air franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs, leva vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu’on ne voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plus vite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire et viril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû être encore trop lourd, trop massivement brutal, avec une fermeté et une souplesse précoces qui donnaient à cet adolescent encore imberbe l’air d’un jeune David capable d’assumer un combat contre Goliath. L’admiration du baron était involontairement mêlée de ce sourire que nous éprouvons à voir chez un enfant une expression d’une gravité au-dessus de son âge. « Voilà quelqu’un par qui j’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il simplifierait ma vie », se dit M. de Charlus.

Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis nous montâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que j’eusse su ce qu’étaient devenus M. de Charlus et Morel. « Il ne faut plus jamais nous fâcher,