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seillais la peinture, qu’elle avait apprise autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers emmenée aussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez les Cambremer qui, certainement, les uns et les autres, eussent volontiers reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d’abord que je fusse certain que Mme  Putbus n’était pas encore à la Raspelière. Ce n’était guère que sur place que je pouvais m’en rendre compte, et comme je savais d’avance que, le surlendemain, Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’en avais profité pour envoyer une dépêche à Mme  Verdurin lui demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si Mme  Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femme de chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Balbec, en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce jour-là. Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une boucle qui n’existait pas quand je l’avais pris avec ma grand’mère, passait maintenant à Doncières-la-Goupil, grande station d’où partaient des trains importants, et notamment l’express par lequel j’étais venu voir Saint-Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvais temps, l’omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, à la station de petit tram, Balbec-plage.

Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on voyait, oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en route, et qui maintenant, réduit à ses seuls moyens de nuage peu mobile, gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Criquetot. Enfin le petit tram, qu’il avait précédé pour prendre une direction verticale, arriva à son tour, lentement. Les voyageurs qui allaient le prendre s’écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser, sachant qu’ils avaient affaire à un marcheur débonnaire,