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peu dépaysé, car il y a ici, en majeure partie, des étrangers. » Et il me regardait tout en me parlant, car n’aimant pas les étrangers, bien que beaucoup fussent de ses clients, il voulait s’assurer que je n’étais pas hostile à sa xénophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant : « Naturellement, Mme X… peut être une femme charmante. C’est une question de principes. » Comme je n’avais, à cette époque, aucune opinion sur les étrangers, je ne témoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain sûr. Il alla jusqu’à me demander de venir un jour chez lui, à Paris, voir sa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec moi les Cambremer, avec lesquels il me croyait évidemment intime. « Je vous inviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je ne vivrais plus que dans l’attente de ce jour béni. Vous verrez quel homme exquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien entendu, je ne puis pas rivaliser avec les grands collectionneurs, mais je crois que c’est moi qui ai le plus grand nombre de ses toiles préférées. Cela vous intéressera d’autant plus, venant de Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure partie. » La femme et le fils, pourvus du caractère végétal, écoutaient avec recueillement. On sentait qu’à Paris leur hôtel était une sorte de temple du Le Sidaner. Ces sortes de temples ne sont pas inutiles. Quand le dieu a des doutes sur lui-même, il bouche aisément les fissures de son opinion sur lui-même par les témoignages irrécusables d’êtres qui ont voué leur vie à son œuvre.

Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremer allait se lever et me disait : « Puisque vous ne voulez pas vous installer à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venir déjeuner, un jour de la semaine, demain par exemple ? » Et, dans sa bienveillance, pour me décider elle ajouta : « Vous retrouverez le comte de Crisenoy » que je n’avais nullement perdu, pour la