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le visage des choses change pour nous comme celui des personnes, c’est sans trouble que je lui fis cette proposition. Mais elle la refusa, préférant rester dehors, et nous nous assîmes en plein air, sur la terrasse de l’hôtel. J’y trouvai et recueillis un volume de Mme  de Sévigné que maman n’avait pas eu le temps d’emporter dans sa fuite précipitée, quand elle avait appris qu’il arrivait des visites pour moi. Autant que ma grand’mère elle redoutait ces invasions d’étrangers et, par peur de ne plus pouvoir s’échapper si elle se laissait cerner, elle se sauvait avec une rapidité qui nous faisait toujours, à mon père et à moi, nous moquer d’elle. Mme  de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d’une ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, une bourse en or d’où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir en dentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus commode de les poser sur une chaise ; mais je sentais qu’il eût été inconvenant et inutile de lui demander d’abandonner les ornements de sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nous regardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient comme des corolles blanches. À cause du niveau de simple « médium » où nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre désir de plaire non à l’aide de nos qualités ignorées de nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler à Mme  de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pu faire son frère. « Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient l’air d’offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dans leur poursuite, animés d’une intention, prendre de la vie. La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que nous avions