Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rabattit sur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq minutes retira un grain de poussière. Le lendemain il n’y paraissait plus. Un rival plus dangereux pourtant était une célébrité des maladies nerveuses. C’était un homme rouge, jovial, à la fois parce que la fréquentation de la déchéance nerveuse ne l’empêchait pas d’être très bien portant, et aussi pour rassurer ses malades par le gros rire de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses bras d’athlète à leur passer plus tard la camisole de force. Néanmoins, dès qu’on causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou de littérature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive, d’un air de dire : « De quoi s’agit-il ? », sans se prononcer tout de suite comme s’il s’était agi d’une consultation. Mais enfin celui-là, quelque talent qu’il eût, était un spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon. Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, le professeur ami des Verdurin, en lui promettant d’aller les voir.

Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Albertine et Andrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent pas senties par moi immédiatement, comme il arrive pour ces empoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain temps.

Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint pas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d’une personne sont une cause moins fréquente d’amour qu’une phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne serai pas libre. » On ne fait guère attention à cette phrase si on est avec des amis ; on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pas d’une certaine image ; pendant ce temps-là elle baigne dans le mélange nécessaire ; en rentrant on trouve le cliché, qui est développé et parfaitement net. On s’aperçoit que la vie n’est plus la vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, si