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d’arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne lui avait rien dit. « Il vaut mieux qu’elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise. » Françoise, me regardant, me demanda tout à coup si je me « sentais indisposé ». Je lui dis que non ; et elle : « Et puis vous me ficelez là à causer avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende. Ce n’est pas une personne pour ici. Et avec une allant vite comme elle, elle pourrait être repartie. Elle n’aime pas attendre. Ah ! maintenant, Mademoiselle Albertine, c’est quelqu’un. — Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voir aujourd’hui. »

Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en Françoise si elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me cachai. Sans cela j’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le cœur de ces pauvres femmes de chambre qui ne peuvent pas nous voir pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ; ou peut-être leur faisait mal, Françoise m’ayant dit quand j’étais petit : « Ne pleurez pas comme cela, je n’aime pas vous voir pleurer comme cela. » Nous n’aimons pas les grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nous fermons ainsi notre cœur au pathétique des campagnes, à la légende que la pauvre servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol, toute pâle, devenue subitement plus humble comme si c’était un crime d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de son père, les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule. Certes ces mêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes nous feront prendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce que la femme de chambre d’au-dessous aime les courants d’air et que ce ne serait pas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-là mêmes qui ont