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dans un élan nouveau dépassé les souffrances de ma grand’mère si j’avais su alors ce que j’ignorai longtemps, que ma grand’mère, la veille de sa mort, dans un moment de conscience et s’assurant que je n’étais pas là, avait pris la main de maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu, ma fille, adieu pour toujours. » Et c’est peut-être aussi ce souvenir-là que ma mère n’a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les doux souvenirs me revenaient. Elle était ma grand’mère et j’étais son petit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dans une langue qui n’était que pour moi ; elle était tout dans ma vie, les autres n’existaient que relativement à elle, au jugement qu’elle me donnerait sur eux ; mais non, nos rapports ont été trop fugitifs pour n’avoir pas été accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai jamais. Nous n’avions pas été créés uniquement l’un pour l’autre, c’était une étrangère. Cette étrangère, j’étais en train d’en regarder la photographie par Saint-Loup. Maman, qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour que je la visse, à cause des choses gentilles qu’elle lui avait dites sur grand’mère et sur moi. Je lui avais donc donné rendez-vous. Je prévins le directeur pour qu’il la fît attendre au salon. Il me dit qu’il la connaissait depuis bien longtemps, elle et ses amies, bien avant qu’elles eussent atteint « l’âge de la pureté », mais qu’il leur en voulait de choses qu’elles avaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne soient pas bien « illustrées » pour causer ainsi. À moins qu’on ne les ait calomniées. Je compris aisément que pureté était dit pour « puberté ». En attendant l’heure d’aller retrouver Albertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu’on finit par ne plus voir à force de l’avoir regardé, sur la photographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, je pensai de nouveau : « C’est grand’-