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soirs où elle traînait son mari dîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farouchement dans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait Odette se faire présenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute voix : « Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de rester tranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous faire présenter à des antisémites. Je vous le défends. » Les gens du monde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de fierté ni à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaient quelqu’un qui se croyait « plus » qu’eux. On se racontait ces grognements de Swann, et les cartes cornées pleuvaient chez Odette. Quand celle-ci était en visite chez Mme  d’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de curiosité. « Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie présentée, disait Mme  d’Arpajon. Elle est très gentille. C’est Marie de Marsantes qui me l’a fait connaître. — Mais non, au contraire, il paraît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus intelligente, elle est charmante. Je désirais au contraire la rencontrer ; dites-moi donc où elle demeure. » Mme  d’Arpajon disait à Mme  Swann qu’elle s’était beaucoup amusée chez elle l’avant-veille et avait lâché avec joie pour elle Mme  de Saint-Euverte. Et c’était vrai, car préférer Mme  Swann, c’était montrer qu’on était intelligent, comme d’aller au concert au lieu d’aller à un thé. Mais quand Mme  de Saint-Euverte venait chez Mme  d’Arpajon en même temps qu’Odette, comme Mme  de Saint-Euverte était très snob et que Mme  d’Arpajon, tout en la traitant d’assez haut, tenait à ses réceptions, Mme  d’Arpajon ne présentait pas Odette pour que Mme  de Saint-Euverte ne sût pas qui c’était. La marquise s’imaginait que ce devait être quelque princesse qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût jamais vue, prolongeait sa visite, répondait indirectement à ce que disait