Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Or l’une recevait toujours après déjeuner, les mois d’été ; même avant d’arriver chez elle, il avait fallu faire baisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont le souvenir, sans que je m’en rendisse compte, allait entrer dans l’impression totale. Je croyais seulement aller au Cours-la-Reine ; en réalité, avant d’être arrivé dans la réunion dont un homme pratique se fût peut-être moqué, j’avais, comme dans un voyage à travers l’Italie, un éblouissement, des délices, dont l’hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. De plus, à cause de la chaleur de la maison et de l’heure, la dame avait clos hermétiquement les volets dans les vastes salons rectangulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Je reconnaissais mal d’abord la maîtresse de maison et ses visiteurs, même la duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait de venir m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beauvais représentant l’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais sur les murs les vastes tapisseries du xviiie siècle représentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières, au-dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non de la Seine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse de Guermantes devenait comme une divinité des eaux. Je n’en finirais pas si j’énumérais tous les salons différents de celui-là. Cet exemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes jugements mondains des impressions poétiques que je ne faisais jamais entrer en ligne de compte au moment de faire le total, si bien que, quand je calculais les mérites d’un salon, mon addition n’était jamais juste.

Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules, mais je n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où, pour mon malheur, je vais faire un second séjour qui sera aussi le dernier), de commencer des peintures du monde qui trouveront leur