Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son casque, songeait que le lendemain il serait bien forcé d’être officiellement en deuil, et décida d’avancer de huit jours la cure d’eaux qu’il devait faire. Quand il en revint trois semaines après (et pour anticiper, puisque je viens seulement de finir ma lettre à Gilberte), les amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent au début, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets de surprise en l’entendant (comme si la cure n’avait pas agi seulement sur la vessie) leur répondre : « Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on ne peut pas condamner un homme contre lequel il n’y a rien. Avez-vous jamais vu un gaga comme Froberville ? Un officier préparant les Français à la boucherie, pour dire la guerre ! Étrange époque ! » Or, dans l’intervalle, le duc de Guermantes avait connu aux eaux trois charmantes dames (une princesse italienne et ses deux belles-sœurs). En les entendant dire quelques mots sur les livres qu’elles lisaient, sur une pièce qu’on jouait au Casino, le duc avait tout de suite compris qu’il avait affaire à des femmes d’une intellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait, il n’était pas de force. Il n’en avait été que plus heureux d’être invité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé chez elle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidreyfusisme sans nuances : « Hé bien, on ne nous parle plus de la révision du fameux Dreyfus », sa stupéfaction avait été grande d’entendre la princesse et ses belles-sœurs dire : « On n’en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagne quelqu’un qui n’a rien fait. — Ah ? Ah ? », avait d’abord balbutié le duc, comme à la découverte d’un sobriquet bizarre qui eût été en usage dans cette maison pour tourner en ridicule quelqu’un qu’il avait cru jusque-là intelligent. Mais au bout de quelques jours, comme, par lâcheté et esprit d’imitation, on crie : « Eh ! là,