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comme mettant la dernière ligne à un ennuyeux devoir de classe, que je traçai sur l’enveloppe le nom de Gilberte Swann dont je couvrais jadis mes cahiers pour me donner l’illusion de correspondre avec elle. C’est que, si, autrefois, ce nom-là, c’était moi qui l’écrivais, maintenant la tâche en avait été dévolue par l’habitude à l’un de ces nombreux secrétaires qu’elle s’adjoint. Celui-là pouvait écrire le nom de Gilberte avec d’autant plus de calme que, placé récemment chez moi par l’habitude, récemment entré à mon service, il n’avait pas connu Gilberte et savait seulement, sans mettre aucune réalité sous ces mots, parce qu’il m’avait entendu parler d’elle, que c’était une jeune fille de laquelle j’avais été amoureux.

Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étais maintenant vis-à-vis d’elle était le « témoin » le mieux choisi pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le portefeuille, la bille d’agate, étaient simplement redevenus pour moi à l’égard d’Albertine ce qu’ils avaient été pour Gilberte, ce qu’ils eussent été pour tout être qui n’eût pas fait jouer sur eux le reflet d’une flamme intérieure. Mais maintenant un nouveau trouble était en moi qui altérait à son tour la puissance véritable des choses et des mots. Et comme Albertine me disait, pour me remercier encore : « J’aime tant les turquoises ! » je lui répondis : « Ne laissez pas mourir celles-là », leur confiant ainsi comme à des pierres l’avenir de notre amitié qui pourtant n’était pas plus capable d’inspirer un sentiment à Albertine qu’il ne l’avait été de conserver celui qui m’unissait autrefois à Gilberte.

Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mérite d’être mentionné que parce qu’il se retrouve à toutes les périodes importantes de l’histoire. Au moment même où j’écrivais à Gilberte, M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, encore coiffé