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avait une maladie de cœur, quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles ! Françoise détestait, du reste, Albertine parce que, pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme mes supériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois que j’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elle était indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’inventer de prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence desquels Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Ce manque de réciprocité la choquait surtout en matière alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n’étions pas invités chez Mme Bontemps (laquelle pourtant n’était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes » comme autrefois quand il avait assez du ministère), cela lui paraissait, de la part de mon amie, une indélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à Combray :

« Mangeons mon pain,
— Je le veux bien.
— Mangeons le tien.
— Je n’ai plus faim. »

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « À qui écriviez-vous ? me dit Albertine en entrant. — À une jolie amie à moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? — Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nous réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux que je voulais dès la première minute commencer. D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de