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— Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autre jour. — Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… (Je sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur.) — Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie ? venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demande de venir, c’est vous qui me l’avez proposé. — Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes.

Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un être lointain, une voix qui allait surgir et apparaître, après cette première annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant, que, les vitres étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement de la plage, où s’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à manger où les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ! » Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devait corroborer l’apparente sincérité de ma ques-