expression douloureuse ; puis je craignais que les paroles prononcées, d’ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à cause d’Albertine, car elle jugeait passée depuis longtemps l’heure de sa venue possible) risquassent de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui ne viendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en allant ne couvrit pas celui du téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui recueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse, et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sa durée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec notre cœur.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançai, c’était Albertine. « Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? — Mais non… », dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir dans un moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir. « Est-ce que vous venez ? demandai-je d’un ton indifférent. — Mais… non, si vous n’avez pas absolument besoin de moi. » Une partie de moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord ; comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l’obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez