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changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupant peut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la communication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis. C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis à Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu’il ne gênât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je remarquai le tic tac de la pendule. Françoise vint arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je détestais cette conversation, sous la continuité uniformément banale de laquelle mes sentiments changeaient de minute en minute, passant de la crainte à l’anxiété ; de l’anxiété à la déception complète. Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyais obligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux que je prétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour expliquer le désaccord entre mon indifférence simulée et cette