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Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d’orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dans l’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme  Putbus, il manquait à mes deux beautés possédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pas vues : le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainement à rechercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme  Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique et que j’étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double plaisir, comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets soporifiques qu’il suffit