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jour de départ ou de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule.

— Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non, me répondit l’abbé (je vous dis « me », me dit Swann, parce que c’est le Prince qui me parle, vous comprenez ?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire également ce matin pour lui. — Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? — Il faut le croire. — Mais la conviction de cet autre partisan doit être moins ancienne que la mienne. — Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. — Ah ! je vois bien que ce n’est pas quelqu’un de notre milieu. — Au contraire ! — Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ? Vous m’intriguez ; j’aimerais m’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. — Vous le connaissez. — Il s’appelle ? — La princesse de Guermantes. » Pendant que je craignais de froisser les opinions nationalistes, la foi française de ma chère femme, elle, avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques. Mais, de son côté, elle pensait comme moi, quoique depuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui acheter tous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher Swann, dès ce moment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disant combien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vous reportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse, vous ne serez pas étonné que penser comme vous m’eût alors encore