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de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier qui décèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.

« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l’amener à une réalité si différente de celle qu’il feignait d’avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dans l’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez la marquise l’intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme  de Surgis. — Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse.

« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme  de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.

— Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de complaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre des cartes.

— Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies manières, était en train de dire M. de Charlus.