Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à un enthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empêcher la marquise de s’éloigner de lui, pour « l’accrocher », comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait qui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de l’admiration esthétique qu’il inspire, ceux qu’il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même, et en ce moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.

« Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde un peu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et même, là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit la personne qu’on aime après mille délibérations et d’après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits,