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pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvais m’empêcher d’être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loin d’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur au point que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine doublée de soie ; qu’à la porte de l’appartement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble et d’un effroi infinis ; tout cela avait disparu, non seulement de sa demeure mais de sa personne, et l’idée de causer avec lui pouvait m’être agréable ou non, mais n’affectait en quoi que ce fût mon système nerveux.

Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi même où je l’avais rencontré — en somme quelques heures auparavant — dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vraiment eu une scène avec le Prince et qui l’avait bouleversé ? La supposition n’était pas nécessaire. Les moindres efforts qu’on demande à quelqu’un qui est très malade deviennent vite pour lui un surmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fatigué, à la chaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait en moins d’un jour une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et, comme disait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l’air camphrée, et mal camphrée. J’allais traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur mon épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étais ici, de sorte que c’est toi qui vaut à ma tante l’honneur de ma présence à sa fête. » C’était Saint--