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pencha la tête selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figures allégoriques.

Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents. D’une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-grand’mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Non seulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire même n’était pas assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « Ah ! me dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjà un peu loin, ce qui me renverse c’est qu’elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d’une sainte furibonde, et qui s’étonne que les Gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à la vérité, ou bien d’une anarchiste en appétit de carnage ? En tout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D’abord, la « vie que menait » Mme  de Guermantes différait très peu (à l’indignation près) de celle de Mme  de Citri. Mme  de Citri était stupéfaite de voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel : assister à une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire, dans le cas particulier, que Mme  de Citri aimait beaucoup la princesse, qui était en effet très bonne, et qu’elle savait en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui elle croyait du génie et qui devait l’initier aux mystères de la chorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à la rage concentrée qu’éprouvait